La mise en ligne de nouvelles séries de panneaux tissus sur lesquels figurent des personnages peu familiers sous nos latitudes mérite quelques explications. C’est l’occasion de braquer le projecteur sur un aspect spécifique de la culture égyptienne; à savoir, la culture du divertissement dans l’audiovisuel pendant le Ramadan.
Les productions égyptiennes ont rayonné pendant des décennies dans tout le monde arabe, à l’instar des productions hollywoodiennes en Europe. Même si chaque pays a développé ses propres programmes liés au Ramadan, ceux-ci sont restés très inspirés par l’exemple égyptien.
Au Caire, la rupture du jeûne était annoncée par un coup de canon. Retransmis à la radio, les familles se retrouvaient alors autour du repas et autour du poste de radio. C’est au début des années 60 que les programmes spécifiques au mois de Ramadan ont commencé à prendre la couleur qu’ils garderont pour les décennies à venir. La présentatrice vedette de l’époque, Mona Fahmi, introduit pour la première fois un jeu d’énigmes (fawazir) que les familles tentaient de résoudre de l’autre côté du poste radio.
Puis, le poste de télévision s’est immiscé dans l’intimité des foyers et dès 1967, le concept des fawazir est transposé au petit écran. L’émission s’étoffe et devient un véritable spectacle. Les Égyptiens découvrent ainsi des scénettes comiques d’une vingtaine de minutes portées par un trio hilarant Tholathy Adwaa Al-Masrah (le trio des lumières du théâtre) regroupant Al-Deif Ahmed, George Sidhom, and Samir Ghanem). Ils jouent les troubles fêtes, chantent, dansent, se travestissent, et font des blagues. Al-Deif Ahmed disparaît prématurément, laissant ses deux compères poursuivre en tant que duo.
En 1975, Nelly, une actrice très complète et célèbre du cinéma égyptien poussera encore plus en avant le concept de divertissement. Elle chante, danse, joue la comédie, elle est drôle, attachante et très charismatique. Bien que déjà connue avant 1975, les spectacles de Ramadan dans lesquelles, elle se produira par intermittence entre 1975 et 1996 feront d’elle un personnage emblématique de la culture populaire égyptienne. Dans cet extrait, la Marseillaise est revisitée, Nelly y joue une Marie-Antoinette inquiète pour son maquillage et sa coiffure alors qu’elle doit se faire couper le cou. Au bout de 4 minutes, la devinette est posée.
“Comme l’abeille autour de la lumière, Et la lumière regarde la vitre. Raccourcir, rallonger, jaune, noir. Repasseur et ciseau d’un magasin célèbre” A vous la réponse ;)
Samir Ghanem, l’un des membres du trio précédemment cité, lui aussi artiste complet, fait son apparition sur les écrans en 1982 jusqu’en 1984. Il est accompagné de son “mini-double” Fatouta, au moins aussi célèbre que lui. Sur les panneaux tissu, Samir Ghanem n’apparaît jamais alors que Fatouta est très présent. Samir Ghanem s’est éteint en mai 2021 des suites du Covid, un mois avant son épouse, l’actrice Dalal Abdel Aziz mais sa marionnette restera un incontournable de la culture populaire égyptienne.
Star de théâtre et de cinéma depuis les années 50, Fouad el Mohandees reprend le flambeau de 1986 à 1996 incarnant le personnage de ‘Amou Fouad (Oncle Fouad). Les Egyptiens le connaissent bien et cet ancien jeune premier avec son côté d’oncle très sympathique se met aussi en scène pour poser ses devinettes
Dans cette énigme à partir de 7 minutes 30, Oncle Fouad donne des indices sur sa prochaine destination. Je pense que, même sans comprendre l'arabe, vous trouverez facilement la réponse…
De 1986 à 1988 puis de nouveau en 1993, la nouvelle star est Sherihan, elle a un profil assez similaire à celui de Nelly, c’est aussi une artiste très complète. Avec ses costumes exubérants, ses paillettes, « c’est Hollywood avec une touche orientale ».
« Il y avait deux programmes religieux et tout le reste, c’était du divertissement pour nous, me raconte Karim, entrepreneur, la quarantaine aujourd’hui. On adorait les fawazir, Fatouta, Nelly, Fouad El Mohandess. Ma tante avait l’habitude de participer au fawazir. On continue de regarder beaucoup la télé pendant le Ramadan et parfois on mange devant les programmes ». Karim est chrétien, il fait partie de cette génération qui a été la plus touchée par les fawazir.
Iman, du même âge, s'est replongé avec nostalgie dans les fawazir ci-dessus que je lui ai envoyée par Message. "Ça me vraiment fait du bien de revoir ces anciens programmes : ça me rappelle mon enfance".
Le succès des fawazir de cette époque tient à plusieurs facteurs à la fois conjoncturels et structurels. Conjoncturels car leur apparition sur les écrans apparaît à un moment charnière où la télévision se démocratise et rentre progressivement dans un très grand nombre de foyers devenant l’unique moyen de communication de l’extérieur vers l’intérieur. Le poste unique propose des programmes pour tous, adaptés à tous, sur un nombre très restreint de canaux et souvent sous la houlette de l’État qui voit là un formidable outil de communication nationaliste : ces programmes ont façonné des générations d’Égyptiens. La raison structurelle tient plus en la personnalité des présentateurs vedettes, vedettes avant d’être présentateurs. Il est difficile de faire des comparaisons avec des acteurs français, mais c’est un peu comme si on avait confié les rênes du spectacle à un Fernandel ou à un Bourvil. Côté féminin, il est difficile de trouver une figure française avec la prestance d’une Nelly ou d’une Sherihan. Peut-être Dalida, qui était d’ailleurs actrice en Égypte avant de devenir la célèbre chanteuse qu’elle est devenue en France.
L’Égypte a une très grande tradition de spectacles de marionnettes. L’âge d’or de la marionnette en Égypte a été consacré par une opérette montrée pour la première fois en 1961 : El Leyla el Kebira. « La grande soirée » dont on retrouve quelques personnages sur nos panneaux tissus dans cette série.
En 2001, le ballet du Caire s’est emparé du thème et les marionnettes sont devenues humaines.
La sortie d’un dessin animé de production égyptienne mais qui compte bien s’exporter est prévue cette année (2022).
C’est au Ramadan 1983 qu’apparaît pour la première fois sur les écrans le singe gaffeur, Bougui et Tamtam sa sœur, un lapin aux oreilles roses, bien plus futé. Elle représente l’idéal à atteindre en terme de moralité et de valeurs « humaines ».
Autre personnage, haut en couleur, de la série, l’oncle Shakshak, toujours derrière sa fenêtre à regarder les gens passer et à leur raconter des trucs sans importance. Celui qu’on appelle « la concierge » sous nos latitudes.
Ces personnages ont accompagné une ou deux générations d’enfants dans les années 80 et 90 (avec un grand retour en 2009). Ils ont été déclinés en poupées, posters et …. imprimés sur tissu ou panneaux de tissu.
Les productions égyptiennes sont nombreuses et se sont, elles aussi, beaucoup exportées en dehors de l’Égypte.
Bakkar a été diffusé pour la première fois pour le Ramadan de 1997. On y suit les aventures d’un jeune garçon originaire d’un village nubien dans le Sud de l’Égypte. Cette série animée se déroule principalement dans un village rural du sud de l’Égypte. Deux milieux, souvent très ignorés par les citadins du nord du pays. Pourquoi cet intérêt soudain pour ce sud si éloigné? Il se trouve que j’ai travaillé sur un très gros projet de développement qui a commencé à être promu par l’Etat en 1997 et dont les travaux ont commencé peu de temps après. Ce projet à visée économique agricole et sociétale se situe à l’extrême sud de l’Egypte, et s’appelle le projet de Toshka. Il s’est accompagné d’une formidable campagne de promotion pour, à la fois obtenir l’adhésion de la population dans un projet qui cherchait des investisseurs locaux privés et à des fins de propagande pour le pouvoir en place. En 1997, la Nubie, sa culture se retrouve à l’honneur. Et Bakkar participe sans aucun doute à placer le projecteur sur la région. Dans le (très beau) générique du dessin animé , Mohamed Mounir, lui-même nubien, chante les “roses de Toshka”, à l’origine le nom d’un petit village nubien totalement inconnu pour les Egyptiens mais rendu visible partout grâce à la promotion du méga-projet de Toshka.
Le dessin animé de Bassent et Dyasty (tableau 2) est plus récent et raconte l’histoire d’un couple de ruraux.
Encore plus récent, El-fananees fait jouer des personnages à forte personnalité autour d’un personnage principal qui passe son temps à faire des selfies. La série est produite par le groupe saoudien MBC, dont les chaînes sont très regardées en Egypte, les auteurs sont Egyptiens.
En 1978 et 1980, deux séries de Ramadan ont profondément marqué les esprits : Les rêve d’Ibrahim al Tahir et Larmes dans Yeux clos. Son acteur principal crève l’écran. Il s’agit d’Adel Imam, qui deviendra dans les décennies suivantes, le monstre sacré du cinéma égyptien.
Les soap opera couvrant plusieurs saisons commencent en 1987. Là encore, les premières séries étaient extrêmement populaires et rassemblaient toute la famille autour du petit écran à l’heure de la rupture du jeûne. L’intrigue Des nuits de Al Helmeya se noue autour d’un maire rural venu au Caire pour faire fortune et venger la mort et la ruine de son père causées par une famille rivale.
Autre série à succès, Raffet al-Haggan raconte l’histoire vraie d’un espion égyptien recruté par le Mossad.
Aujourd’hui, les séries de Ramadan existent toujours. L’explosion du nombre de canal de diffusion a conduit à une explosion du nombre de séries proposées. Ces dernières années, elles disposent de plus gros moyen et sont, pour certaines, bien plus qualitatives.Vous trouverez ainsi l’une d’entre elle proposée sur la plateforme Netflix avec sous-titrage en français “Secret of the Nile”.
Les premiers programmes de divertissement pendant le mois de Ramadan promouvaient plutôt le nationalisme. Ces programmes ont commencé avec Nasser se sont poursuivi avec Sadate, puis avec Moubarak (Bakkar). Sous la présidence de Moubarak, le pouvoir passe peu à peu des mains de l’armée aux mains des businessmen et à la télé, on assiste a la promotion exacerbée du capitalisme avec les somptueuses villas des soap operas et les histoires de riches à 1000 lieues du mode de vie et des préoccupations d’une écrasante majorité d’Egyptiens. Il n’y a plus de communion nationale autour d’un seul programme mais des programmes à la carte dont le seul point commun est l’abondance de campagnes commerciales (extrêmement coûteuses durant cette période) vantant une société consumériste. Evidemment, cela fait grincer des dents les autorités religieuses qui voient d’un mauvais œil le dévoiement de ce mois sacré transformé en grande foire consumériste alors qu’il devrait être un mois de recueillement, de charité et de partage.