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Des couleurs éthiques et solidaires

La grande et la petite histoire du Khayameya

Un peu d'Histoire

 
Autrefois, les tentures khayameya (patchwork en appliqué) servaient de panneaux décoratifs dans les tentes monumentales des princes et des plus fortunés.
Sur la photo du chapiteau, la tente a été retournée pour que les panneaux visibles à l'intérieur se voient à l'extérieur. Sur l'autre photo, une pièce a été entièrement tapissée de tentures pour que le visiteur puisse apprécier l'atmosphère du lieu.
 
Cette photo provient du blog du Dr Sam Bowker : sans doute le plus grand spécialiste de l'art du khayameya. L'article est intéressant. Pour aller plus loin, vous pouvez aussi lire son livre : The tentmakers of Cairo.
 
Cependant, aucune des deux reconstitutions ne rend compte du caractère monumental que pouvaient avoir ces tentes : elles étaient de véritables châteaux ambulants.
Vous pouvez aisément imaginer le travail et le coût que représentait la fourniture d'une telle quantité de tentures. C'est un bien de luxe, seulement accessible aux plus riches.
Au XIX° siècle, l'art connait un formidable renouveau pendant la période khédiviale. L'influence ottomane est flagrante dans les motifs en vogue (motifs de la tente retournée). Les tentures sont alors beaucoup utilisées à l'extérieur, lors de célébrations, dans les cafés.
 
Est-ce en partie lié? Mais après la chute de l'Empire ottoman, la tenture khayameya tombe en désuétude. La population aisée lui préfère des décorations plus occidentales. Si le désintérêt des élites égyptiennes est flagrant, les tentures continuent à être utilisées dans la rue, lors de célébrations. Néanmoins, acheter de nouveaux patchworks pour remplacer les anciens trop abimés, est de plus en plus hors de portée pour les Égyptiens.
 
Les derniers artistes survivent grâce aux touristes, les seuls à avoir les moyens et à apprécier la qualité de leur travail. Ces tentures qui ont constituées une partie de l'âme de l’Égypte semblent vouées à disparaître des rues où elles ont toujours été presentes. A moins que....

Le khayameya à l'ère moderne

La renaissance du khayameya sous une nouvelle forme

 
Y a-t-il un moyen pour le khayameya de survivre en Égypte alors que ceux qui peuvent se l'offrir s'en désintéressent et ceux qui en voudraient ne peuvent se l'offrir?
 
Dans les années 60, l'utilisation de la sérigraphie se popularise. Andy Warhol utilise ce procédé pour reproduire ses fameuses Marylin. Et si on utilisait la sérigraphie pour imprimer les magnifiques motifs des tentures khayameya traditionnelles sur du tissu?
Ce fut fait. Et c'est ainsi que le terme khayameya désigne à la fois les sublimes tentures patchwork "en appliqué" ET les tissus imprimés de motifs inspirés de ces patchworks. Le tableau, œuvre unique et sa photographie réplicable à l'infini.
 
Ce nouveau khayameya rencontre un vrai succès populaire en raison de son faible coût, et de ses couleurs opaques, intenses et durables. Des qualités nécessaires pour ce produit destiné à être utilisé en extérieur.
Quant à moi, je découvre le khayameya pour la première fois lors de mes premiers voyages en Égypte à la fin des années 90, Ce n'est qu'à partir de 2007, lorsque je m'y installe, que ces tentures et leurs répliques de tissus attirent mon attention.
A mon retour en France, je reste nostalgique de l’Égypte et je deviens de plus en plus fascinée par ce tissu qui représente si bien le pays par ses couleurs vives.
En 2016, je passe le pas, j'achète une centaine de mètres de tissus et quelques tentures patchwork (chez Tarek el-Safty). En 2017, Couleurs du Nil est lancé. Mon objectif est de faire connaître et faire aimer le khayameya, sous ses deux formes, en dehors de l’Égypte.
Çà c'est l'histoire du khayameya (et mon histoire) telle que je la raconte jusqu'en 2021. A partir de cette date, une rencontre extraordinaire va me permettre d'écrire un nouveau chapitre à l'histoire de ces fabuleux tissus.

Une belle rencontre

 
En 2020, je découvre sur les réseaux sociaux un fabricant de tissus khayameya. Souhaitant diversifier mes sources d'approvisionnement, je prends contact avec lui. Par chance, il parle très bien anglais. C'est l'année Covid : pas de voyage en Égypte cet été là. Un ami fait l'intermédiaire et me permet de réapprovisionner mon stock; il achète également auprès de ce nouveau fournisseur quelques rouleaux de tissus.
A l'été 2021, je le rencontre en vrai, il a environ 45 ans et l'air fort sympathique. Je rencontre aussi son père qui parle anglais ET français. Je découvre que son fils comprend bien et parle un peu français puisqu'il a fait toutes ses études dans des écoles francophones. Faute de le pratiquer, il préfère communiquer en anglais.
Le père, Farouq, est un personnage haut en couleur. Âgé de 85 ans, l'homme a de l'expérience dans le métier et il connaît tout le monde sur le marché des khayameya. Je lui donne les noms de mes fournisseurs, il me rassure en me disant qu'ils sont sérieux et ont des produits de qualité. Il me recommande aussi d'autres personnes.
Désormais, tous les ans, je lui rends visite. J'achète assez peu de choses chez lui, mais je suis contente de le voir. Il me raconte son histoire. Il aime raconter. Ça tombe bien, j'aime écouter.
Farouq​ est un entrepreneur né.​ Il n'a que 23 ans​ lorsqu'il décide de se lancer dans l'impression de tissus. On est​ alors​ ​à la toute fin des années 50 en Égypte. Il se dégote une simple pièce dans un immeuble pour lancer sa petite affaire : il va imprimer du tissu pour la confection d'habits féminins. Et ça marche! Trop bien peut-être, au point de susciter jalousie et convoitise. Un employé, à la solde d'un repreneur éconduit, sabote l'outil de travail, le rendant inutilisable.
 
Il décide alors d'opérer un changement radical. Fini les tissus féminins, désormais il imprimera sur du tissu coton, des motifs comme ceux que les célèbres patchworkers cousent en appliqué sur leur tenture. La demande existe, plusieurs marchands lui ont demandé s'il pouvaient fournir des tissus avec de tels motifs décoratifs.
Farouq sera donc le premier à proposer ces tissus si typiquement égyptiens. L'impression sérigraphique, il connait déjà. Il a juste besoin de préparer de nouveaux cadres et pour cela, il créée des motifs inspirés des tentures en appliqué.

Voilà à quoi ressemble la sérigraphie artisanale avec un mini cadre et un seul motif. Alors imaginez les cadres créés par Farouq sachant que ses plus grands panneaux sont des blocs monumentaux de 5,50 m de long sur 2,80 de large, ce qui requiert autant de cadres de même dimension que de motifs. Et pour chaque motifs, il faut autant de cadre que de couleurs. Même pour les plus petits modèles, comme ceux proposés en boutique, de 2 mètres sur 1,50m, il faut au moins deux hommes pour manipuler les cadres.

Sa petite affaire prospère, à tel point que d'autres entrepreneurs se lancent dans l'aventure. Pas de protection intellectuelle, ses motifs sont copiés. Farouq en est très fier : tout le monde semble y trouver son compte.

Quand le petite histoire du khayameya se mêle une nouvelle fois à la grande Histoire de l'Egypte

 
Tout bascule en 2011. Après le soulèvement populaire et la chute de Moubarak, le pays connait une période d'instabilité : vols, dégradations, agressions se multiplient. L'usine de Farouq est cambriolée, il perd tout son matériel d'impression. Il est possible que son stock entreposé dans un autre bâtiment à proximité ait échappé au saccage. Cependant, dix ans plus tard, Farouq me confie qu'il n'a pas pu se résoudre à y retourner, qu'il ne sait pas dans quel état est son stock, ni même si le stock existe encore. Il y aurait là-bas des centaines de rouleaux de tissus en coton imprimés artisanalement de motif khayameya. Le travail de toute sa vie.
 
En 2023, il m'annonce une grande nouvelle. Il y est allé! Le stock n'a pas été volé, ni dégradé. Par contre la poussière, qui s'infiltre partout, lui a fait perdre environ un quart de la marchandise. Il a néanmoins pu sauver des centaines de rouleaux de tissu qu'il m'a montré. On voit que certains sont encore sales, mais il les envoie petit à petit se faire nettoyer chez un professionnel. Et les couleurs tiennent merveilleusement bien.

A vous de jouer !

Certes, ces rouleaux de tissus n'ont pas été imprimés avec les machines actuelles qui offrent un bien meilleur rendu. Ils sont plein de défauts. Farouq me disait que souvent, les ouvriers reprenaient les défauts d'impression les plus importants au pinceau. Cependant, ce sont les seuls khayameya imprimés sur une toile 100% coton, une toile plus lourde de très bonne qualité. Dans l'histoire multi-millénaire du khayameya, ils sont le chaînon (manquant et retrouvé) entre la tenture patchwork et les imprimés khayameya qu'on trouve à tous les coins de rue aujourd'hui, y compris sous forme de stickers. Farouq fut le premier et le dernier à produire ces panneaux avec cet ancien procédé.

Aujourd'hui, les tissus khayameya sont imprimés en utilisant la technique de l'impression à cadre rotatif ou encore impression au cylindre (comme sur la vidéo).

Fascinée par les tissus ET les tentures khayameya depuis tant d'années, je suis évidemment très touchée par cette histoire. Je mesure la chance que j'ai d'avoir rencontré Monsieur Farouq.
 
En 2023, il était content d'avoir récupéré une grosse partie de son vieux stock, mais se demandait ce qu'il allait pouvoir en faire. Sans doute le vendre, mais à qui? Ces rouleaux trouveront-ils acheteurs en Égypte à l'heure de l'impression rotative et de l'impression numérique offrant un meilleur rendu?
 
C'est la raison pour laquelle, j'ai décidé, à l'été 2024, de ramener avec moi quelques panneaux de ce précieux héritage en raison de leur belle histoire et de la valeur sentimentale que je leur accorde. 
Serez-vous toucher par leur histoire?
Saurez-vous les apprécier malgré leurs défauts d'impression? Peut-être sont-ce ces défauts qui leur donnent un petit truc en plus, peut-être un semblant d'âme...
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