Pour cet article, la journaliste Stéphanie Vermillon m'a longueument interrogée. Le portrait qu'elle dresse des artisans de la rue des Khayameya est très juste. Un article d'une grande qualité.
ATTENTION : cet article date du 26 septembre 2019, soit juste avant la crise du COVID qui a bouleversé une nouvelle fois le secteur du tourisme en Egypte.
L'article en version originale : This Ancient Egyptian Textile Is Hanging By a Thread
Derrière le rideau épais d'un patchwork aux couleurs vives, Ekramy Al Farouk commence à coudre la pièce commencée quelques jours plus tôt. Il espère pouvoir vendre la pièce terminée plus tard dans la journée. Mais comme il l'a appris de son père -qui l'a lui-même appris de son père - la réalisation laborieuse et méticuleuse d'un khayamiya ne peut être précipitée.
Il est courant qu'une seule pièce de cet art ancestral - un appliqué décoratif confectionné nulle part ailleurs dans le monde - prenne des semaines de travail. Des artisans patients, comme Al Farouk, 44 ans, qui a commencé à coudre à 12 ans, s'entraînent pendant des années pour maîtriser toutes les complexités de leur art.
'L'apprentissage du khayameya passe par différentes étapes" dit Al-Farouk. "Cela prend beaucoup de temps à apprendre, ne serait-ce que les pièces les plus simples, que j'ai dû maîtriser avant de passer à un niveau plus professionnel."
Des générations d'artisans khayameya comme Al Farouk, ont exercé leur métier dans cette allée poussiéreuse - un coin tranquille où les devantures des échoppes au coeur du Caire islamique sont quelque peu éclipsées par les imposantes et célèbres mosquées avoisinantes aux mausolées surmontés de minarets.
Connus comme la Sharia Khayamiya— La rue des fabricants de tentures, ou le marché des fabricants de tentures— cette ruelle est ainsi nommée en raison de la fonction première de cette forme d'expression artistique : la décoration de tentes. Comme de nombreuses autres formes d'expressions artistiques, elle a revêtu différents styles au fil des années. De nos jours, des patchworks aux couleurs éclatantes et des housses de coussin très travaillées accrochées dans la ruelle apportent de la vie et des couleurs aux murs ternes et délabrés du marché.
Certains pensent que la tradition des khayameya remonte au temps des pharaons. Cependant, le business d'aujourd'hui n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il était autrefois. Et pas seulement parce que ces artisans - les 20 derniers au monde - sont entourés de motocyclettes pétaradantes ou d'autres commerçants sur leur téléphone protable.
Le tourisme dans la rue des khayameya, ainsi que partout en Egypte, s'est effondré après la révolution de 2011. Tandis que les manifestants se rassemblaient dans le centre ville du Caire, les ambassades exhortaient les voyageurs a changé leur plan. Le marché, alors très animé, est devenu silencieux. La cible principale des fabricants de khayameya - les touristes, restaient chez eux. Les quelques courageux qui osaient un voyage en Egypte évitaient le chaotique et éventuellement périlleux labyrinthe du vieux Caire, lui préférant des visites dans les lieux touristiques ultra sécurisés comme le Grand Sphinx ou les Pyramides de Gizeh.
Pour cette forme d'art qui repose sur le tourisme, le manque de passage peut signifier un coup de grâce. Et ce n'est là qu'un seul des défis auxquels les khayameya doivent faire face aujorud'hui. Un autre défi est que cet art est perçu comme archaïque, plus particulièrement auprès jeunes Egyptiens. Beaucoup de locaux - dont ceux qui auraient pu reprendre le métier des khayameya - considèrent cet art textile comme désuet.
Séverine Evanno, qui sélectionne et vend des tentures khayameya par l'intermédiaire d'une boutique sur Etsy et de sa boutique en ligne, Couleurs du Nil, dit que enfants d'aujourd'hui ne veulent plus marcher sur les traces de leur père. “Les jeunes gens ne sont plus assez patients pour apprendre ce métier" dit-elle. "Ils préfèrent conduirent des taxis ou des Uber". Ils n'ont plus le temps d'apprendre la couture.”
Ou toutes les autres étapes nécessaires à la confection du khayameya. Dans un premier temps, les artisans esquissent un croquis sur un papier, puis percent de tout petits trous le long des lignes du croquis et utilisent de la suie ou de la poudre pour établir une feuille de route sur la toile. Une fois ceci fini, ils peuvent alors commencer à coudre laborieusement, à la main, chaque petit détail. C'est un processus qui peut prendre des heures, des jours, voire des semaines de travail.
"La difficulté dans la confection khayameya c'est d'avoir de la patience, de la concentration et des compétences, dit Al Farouk.
(Et la capacité d'être multitâches. Les artisans khayameya qui travaillent à l'arrière de leur boutique exigue, doivent aussi décorer leur magasin, vendre leur travail et négocier avec les acheteurs.)
Pourtant, le résultat est exceptionnel - une profusion de couleurs et de détails artistiques sembables à aucune autre forme d'art. Ce sont toutes ces complexités qui ont attiré Séverine dans la rue des khayameya la première fois. Après cette première visite, elle ne pouvait plus qu'y revenir.
Après six années passées au Caire, Séverine et son mari égyptien ont déménagé en France, d'où elle est originaire. Séverine a alors cherché un moyen de rester en contact avec son autre pays. C'est à ce moment-là que l'idée l'a frappée : les khayameya. En vendant du khayameya en ligne, elle aura toujours une bonne raison de retourner au Caire et dans la rue des fabricants de tentures.
Elle est depuis devenue un visage familier et bien accueilli ici - avoir un mari égyptien et parler la langue aident aussi - lui donnant l'opportunité rare de voir la communauté des khayameya en action. Derrière, les tentures cousues main, Séverine a découvert un mélange de compagnonnage et de compétition.
"Il est existe un lien très particulier entre ces artisans", dit-elle. "Mais ils sont aussi en compétition." En tant qu'entrepreneurs, les artisans khayameya ont tendance à suivre les tendances, puis à innover quand ils ont un peu de temps. "Si l'un d'entre eux crée un beau motif et que ce modèle a du succès, les autres ne seront pas très contents, et ils vont commencer à reproduire le même motif. C'est la raison pour laquelle on peut rentrer dans n'importe quelle échoppe et voir des tentures identiques."
Dans ces conditions, il est peut être difficile pour les artisans khayameya de se démarquer. C'est là que leurs larges sourires et leurs grandes compétences de vendeur rentrent en jeu. Ceci dit, avec moins de touristes sur le marché ces derniers temps, les opportunités se raréfient.
Au-delà des rivalités internes qui agitent la communauté khayameya, les 20 derniers artisans survivants doivent aussi faire face à la concurrence extérieure. Une nouvelle génération d'artisanat textile khayameya - des répliques en tissus - attirent les acheteurs locaux qui aiment le style des tentures cousues main sans pouvoir se les offrir. (Une tenture khayameya coûtent 200 $ ou plus tandis que deux mètres de réplique en tissu ne coûtent que 25 $)
Les artisans khayameya considèrent ces imitations comme des contre-façons. Mais Séverine - qui vend aussi ces répliques en tissu dans ses boutiques - pense que les deux versions jouent un rôle dans la préservation de la tradition. "Le patchwork khayameya est comme un peinture, et le tissu khayameya est comme la photo de cette peinture." dit-elle. "Ils ne sont pas semblables, n'ont pas la même destination et s'adressent à des publics différents".
Les produits khayameya traditionnels cousus à la main sont à la fois une oeuvre d'art et une décoration. Les patchworks, housses de coussins et autres tentures murales n'ont pas vocation à être découpées ou transformées par leur propriétaire. Pour les puristes, cela reviendrait à déchirer un tableau.
Alors que les répliques se traitent comme un vrai tissu. Ces dernières années, certains acheteurs égyptiens ont commencé à transformer leur réplique bon marché en tenue ou en rideaux khayameya.
Certains se plaignent que cette approche change la vocation tradtionnelle du khayameya en tant qu'objet d'art. Séverine et d'autres, cependant, expliquent que les vêtements ou les rideaux permettent de modifier cette vocation pour le garder pertinent."
La pertinence est bien la clé de la survie des khayameya. Et rien n'est plus pertinent aujourd'hui qu'internet. Les boutiques de Séverine attirent des visiteurs de partout dans le monde. Mais elle n'est pas la seule à vendre du khayameya en ligne. Les artisans établissent désormais des partenariats avec des vendeurs égyptiens sur Etsy afin d'atteindre les acheteurs là où ils sont : sur le web.
"Chaque boutique travaille avec un partenaire en charge de vendre les khayameya" dit Alshimaa Moustafaa, qui vend le travail d'Al Farouk dans sa boutique Etsy Kufic Khayamiya .
"Comme ils n'ont pas de boutiques en ligne [eux-mêmes], ils vendent leurs produits au prix de gros, et les propriétaires de boutique [en ligne] en font la promotion et les vendent à leur manière.
Le temps dira si ces anciens patchworks ont trouvé une voie de salut avec le numérique. C'est pour l'instant le meilleur espoir de survie pour le khayameya. Le fait que le khayameya soit maintenant accessible à tous ceux qui disposent d'une connection et d'un compte Etsy pourrait bien être ce qui le sauvera de l'extinction.
De manière ironique, alors que l'industrie khayameya s'adapte au nouveau monde du commerce en ligne, le tourisme en Egypte commence à revenir. Avant la révolution de 2011, le pays accueillait quelques 14 millions de touristes par an. Ce chiffre est tombé à 5 millions en 2016. Cependant, en 2018, 11,3 millions de touristes ont visité l'Egypte d'après les données du CEIC.
Cela signifie que les points de vente physiques peuvent encore survivre. Mais seulement si les voyageurs prennent le temps de les visiter.
"Les gens vont en Egypte pour des sites comme les pyramides ou le Sphinx" dit Séverine. "Les tour operators n'incluent pas cet endroit à leur itinéraire. On a besoin d'avoir des touristes qui demandent à voir des choses différentes, qui demandent à sortir des sentiers battus.
Pour ceux qui le font, la rue des fabricants de tentures les attend, juste là où elle a toujours été - vivante avec ses couleurs, son charisme et ses khayameya.